Candice Vanhecke
G.-W. Goldnadel sur Europe 1: "C'est une prouesse technologique unique avec une opération extrêmement ciblée, difficilement critiquable moralement."
Au Liban, 37 personnes ont été tuées et près de 3.000 autres blessées dans des attaques aux engins électroniques piégés par Israël. Parmi les victimes, de nombreux civils. Pourtant, ces attentats ont été présentés comme visant spécifiquement le Hezbollah. Ils ont même été encensés par des journalistes, tout à leur fascination face à cette incroyable « prouesse technique ».
« L'instant Radio Mille Collines » (*). Autant lui donner un nom, tant ce moment est devenu fréquent dans le paysage audiovisuel français depuis le début du génocide à Gaza. Dernier en date: les gémissements de l'animateur propagandiste Arthur ce mardi 17 septembre dans l'émission « Quotidien » de Yann Barthès. Après s'être offusqué que le nom des otages israéliens ne soit pas rappelé en ouverture des J.T. français, Arthur s'est laissé aller à cette comparaison sidérante: « Israël vit avec Gaza ce que l'Ukraine vit avec la Russie. Ce sont les derniers remparts de ces grandes puissances. » Silence religieux de Barthès et ses chroniqueurs. Israël, puissance nucléaire sur laquelle les États-Unis passent leur temps à déverser des tonnes d'armes et des milliards de dollars, Israël lancé dans une entreprise génocidaire contre les Palestinien.ne.s de Gaza depuis bientôt un an, serait en réalité un État fragile, à la merci de l'Iran par le biais de Gaza.
Un « instant Radio Mille Collines » d'anthologie, on vous dit. Cerise sur le gâteau propagandiste: son timing. Au moment où l'émission était diffusée, Israël venait tout juste de commettre une vaste attaque terroriste au Liban via des bipeurs piégés. Bilan selon les derniers chiffres du ministère de la Santé libanais: 12 personnes tuées, dont deux enfants et deux travailleurs de la santé, et plus de 2.300 blessées, dont presque 300 dans un état grave. Le lendemain, Israël remettait le couvert, tuant cette fois 25 personnes et en blessant plus de 600 via l'explosion de divers appareils électroniques: talkies-walkies, mais aussi smartphones, interphones, radios-réveils et panneaux solaires.
Les médias occidentaux en extase
Un véritable carnage qui a laissé la population libanaise dans l'effroi et la sidération. On s'en doutait, mais cela reste choquant: elle ne devra pas compter sur la compassion des médias occidentaux, dont beaucoup semblent tomber en pâmoison face à un acte terroriste avant tout vu comme une entreprise - réussie - d'« humiliation du Hezbollah ». En pleine extase, Libération parle d'une opération militaire qui « coche toutes les cases d'un coup d'éclat des services de renseignement israéliens tels que le monde avait appris à les connaître avant l'échec fatal du 7 octobre. Tout y est, la prouesse technologique, le secret des préparatifs, l'audace opérationnelle, l'indifférence aux conséquences politiques, la rapidité de réalisation et la réalisation inconcevable de tous les objectifs visés. » Israel is back, semble-t-on se réjouir à la rédaction du quotidien français.
Coté belge aussi, on a le sens de la dramaturgie, avec Le Soir qui évoque « une cyberattaque digne d'un film d'espionnage. ». Quant aux journalistes du Parisien, ils optent pour un titre honteusement léger, qualifiant l'attaque terroriste israélienne de « bidouillage meurtrier mais pas sorcier ». Sur ce terrain, ils sont cependant battus à plat de couture par leurs confrères d'outre-Atlantique, notamment ceux du 𝕏 New York Post, auteurs d'une immonde couverture montrant la photo d'un jeune homme la hanche en sang, assortie du titre « Beep Beep Boom! ». Enfin, au rayon « la Charte de l'ONU, j'en fais mon papier toilette », mention spéciale pour un texte intitulé « La guerre d'Israël est aussi la nôtre » que Courrier International relève dans le quotidien suédois Svenska Dagbladet. Dans cette tribune, l'auteur se demande pourquoi diantre les démocraties (oui, il inclut encore Israël dans ce terme) devraient s'embarrasser des règles de la guerre qui les gênent aux entournures.
L'invisibilisation des victimes civiles
Rare parole empreinte d'humanité dans un océan médiatique où seul l'exploit technologique semble compter, celle du journaliste Jean-Michel Apathie sur les ondes de 𝕏 RTL: « Nous sommes face à des attentats politiques de masse (...) Et tout ce cynisme-là ne suscite chez nous en Occident, où chaque vie humaine est considérée comme importante, ne suscite aucune autre réaction que « Bravo, quelle prouesse! » Qu'est-ce que nous devenons? Où sont nos valeurs? ».
Passons sur la candeur d'Apathie, toujours coincé dans le mythe d'un Occident accordant une valeur égale à chaque vie humaine. Il a au moins le mérite de relever l'indécence de ses confrères, au moment où le Liban vit son pire drame depuis les explosions au port de Beyrouth en 2020. S'il avait poussé plus loin sa réflexion, il se serait aussi demandé par quel processus les médias en arrivent-ils à déprécier ainsi la vie des Libanais et des Libanaises.
Ce processus, c'est celui de l'invisibilisation des victimes civiles. La première attaque terroriste a consisté en l'explosion de bipeurs, des appareils de communication affectionnés par « les combattants du Hezbollah », pour reprendre la formule consacrée. Sauf que le Hezbollah n'est pas seulement un groupe armé, c'est aussi un parti politique, avec du personnel civil travaillant dans les institutions libanaises. Une réalité qui interroge le directeur du centre de réflexion Arab Reform Initiative, Nadim Houry : « Avoir un bipeur du Hezbollah suffit-il à être une cible légitime ? Si c'est le cas, le demi-million de réservistes israéliens le sont aussi. »
Sans compter que, d'une part, les membres du parti n'ont pas été ciblés sur la ligne de front et que, d'autre part, les bipeurs étaient aussi utilisés dans des secteurs comme la santé, la restauration, ou la grande distribution. Résultat: des explosions se sont produites dans des marchés, des hôpitaux, des bureaux, des écoles..., occasionnant chez les victimes de véritables blessures de guerre: cécité, doigts et mains arrachés, visages défigurés, etc.
Le lendemain, changement de cibles: cette fois, ce sont des talkies-walkies, autre moyen de communication privilégié par le Hezbollah, qui sont en première ligne. En seconde, des smartphones, des interphones, des radios-réveils et des panneaux solaires, dont les explosions ont entraîné des incendies de bâtiments et de véhicules et, surtout, un nombre de morts deux fois plus élevé que la veille. Là encore, la presse occidentale passe largement sous silence les très nombreuses victimes civiles.
Enfer technologique
Pourtant, ce que les Libanais et Libanaises ont connu ces 17 et 18 septembre relève de l'authentique terrorisme d'État. Cela donne aussi un aperçu d'un avenir passablement effroyable qui concerne tout le monde. Un jour, les smartphones, laptops et autres montres connectées pourraient devenir des bombes potentielles, capables de tuer à tout moment celui ou celle considéré.e comme un.e dissident.e politique, ou appartenant à une nation « ennemie ».
Cet enfer technologique à grande échelle vient de se profiler au Liban. Il est déjà en cours depuis près d'un an à Gaza, où l'intelligence artificielle, via le système Lavender, a joué un rôle actif dans le génocide, en permettant à l'armée israélienne de démultiplier ses cibles de bombardement. Cela n'a pas empêché Israël d'adhérer au premier traité mondial visant à ce que l'intelligence artificielle respecte l'État de droit, la démocratie et les droits humains.
Une ironie tout orwellienne, rendue notamment possible par le traitement médiatique, en Occident, des actions d'Israël. Concrètement, cela passe par un recours systématique aux éléments de langage de la propagande israélienne pour qualifier le génocide à Gaza et maintenant l'agression du Liban: dans le premier cas, il s'agit d'une guerre « Israël-Hamas »; dans le second, d'une guerre « Israël-Hezbollah ». Jamais Israël ne fait la guerre à des populations, toujours à des groupes armés.
Cette façon évidente de déshumaniser les victimes civiles, en les qualifiant au mieux de « dommages collatéraux regrettables » de la « guerre d'Israël contre le terrorisme », il n'y a plus qu'en Occident qu'on juge encore ce discours acceptable. Le reste du monde ne s'y trompe pas et l'a fait savoir en votant, ce mercredi à l'Assemblée générale de l'ONU, une résolution appelant à la fin de l'occupation israélienne des territoires palestiniens dans un délai de douze mois. Bien sûr, cette résolution est non contraignante. Elle a néanmoins été adoptée à une très large majorité : 124 voix pour, 14 contre (dont les États-Unis) et 43 abstentions. Elle fait surtout écho à la décision de la Cour Internationale de Justice (qui, en juillet, jugeait illégale l'occupation israélienne), enjoignant désormais les États membres à cesser de fournir des armes à Israël et d'importer des produits issus de ses colonies.
Cette décision est historique. Elle prouve que, aux yeux du monde, Israël est en passe de devenir un État paria. Après ça, libre à nous de rester enfermé.e.s dans le rêve éveillé des Arthur et consort, où les rôles de bourreau et de victime sont inversés. Mais le réveil - et les potentielles futures conséquences juridiques pour nos États - n'en sera que plus douloureux.
(*) Radio télévision libre des Mille Collines est le nom du média qui joua un rôle de propagande au cours du génocide rwandais en 1994. Comme l'a souligné l'ancien haut fonctionnaire des Nations Unies Craig Mokhiber dans un récent article, les médias occidentaux pourraient être tenus juridiquement responsables de leur rôle dans le génocide à Gaza.
Source: Investig'Action